C’est une sorte de vaste théâtre vide.
Le plus souvent un vrai théâtre en dur avec sa machinerie, ses câbles, ses lumières et ses accessoires.
Parfois sa version théâtre de verdure, plus léger celui-là, plus simple, plus détendu, moins formel, comme on aime à les fréquenter en été.
Les interprètes sont là aussi.
On les voit qui s’activent sur la scène fermée comme sur le grand plateau installé dans les champs (ce que l’on nomme le terrain).
On observe également leurs partenaires de jeu, qu’on appelle aussi interlocuteurs ou témoins, gens ordinaires ou experts selon la nature des représentations.
Voilà ce que l’on voit.
Mais on n’entend ni ne devine plus ce qu’ils se disent car on a tout oublié du texte.
Le sujet. La thématique. Les circonstances et les causes.
Tout est oublié.
C’est un décor silencieux que l’on contemple ainsi aujourd’hui.
Un lieu vide de ce qui l’a animé.
Un espace oublieux de ce qu’il a raconté.
Un théâtre réduit à son décorum et à ses murs.
Ils avaient un texte à délivrer, pourtant, tous ces gens.
Ils avaient une histoire à raconter.
Rien moins que nous donner des nouvelles du monde.
Voire les nouvelles du monde.
Certains dans le public disaient d’ailleurs simplement « les nouvelles ».
Comme si le théâtre allait les donner toutes.
C’était là la mission de ses interprètes.
Et ce récit on l’appelait l’actualité, « l’actu » dans le jargon de ceux et celles qui avaient pour vocation de l’énoncer.
A regarder ces images aujourd’hui, c’est comme s’il ne restait rien de ce récit.
De ce flux, de cette rhétorique, de tous ces commentaires, ces éclairages, ces reportages, il reste tout au plus un blanc silence.
Cette machinerie était pourtant tout entière dédiée à nous dire le temps.
Celui qui passe.
Mais celui qu’il fait aussi.
Le beau, mais le plus souvent le mauvais.
Le sale temps.
Mais de toutes ces variétés et qualités de temps, il ne reste ici que de l’espace,
et des silhouettes dont on a oublié le nom, ou presque.
De tout ce temps, il ne reste que la scénographie.
Des câbles et des cravates.
Des chaises vides et des plantes vertes.
Le temps est devenu de l’espace,
se dissolvant, se fossilisant, pour finir par se taire,
dans le décorum où il trouvait autrefois à se raconter.
Mais peut-être parce que ce silence et que cet oubli font peur,
des mots sont ici ajoutés aux images
pour rappeler au moins la cause, le contexte ou les circonstances.
On appelle ces mots des légendes.
Comme si c’était fait exprès : la légende des images.
Ici, c’était ça : une élection, un évènement sportif, un groupe d’humains mobilisés pour quelque festive communion.
Là, c’était ceci : un débat sur un choix de société. La relation d’une catastrophe qui chahute et horrifie pour un temps le monde (presque) entier.
Et grâce à ces légendes, on se dit ah oui c’était ça et la notion du temps revient et pour un moment, on se fait historien.
Ou archiviste.
On se souvient.
Et alors on se demande ce qu’il en reste, de tout cela, de ces récits qui nous relataient la marche du monde.
Ce qu’on en a fait.
Ce qu’on en a appris.
Ce qu’on en a conservé (dans le corps comme dans l’esprit).
Ce qui a servi -notre attitude devant la vie, notre connaissance de soi et des autres-
et ce qui a été oublié, digéré, métabolisé, évacué, avec le reste.
Une de ces légendes indique : démontage du studio actu.
C’est bien ce qui est arrivé.
On a démonté, un peu partout, le studio actu.
Inutile désormais de monter les tréteaux, d’allumer un projecteur ou d’enfiler un blazer.
Les nouvelles ruissellent de partout, leur flux est continu,
et leurs sources aussi innombrables qu’opaques.
Sur l’écran de nos téléphones, les mises à jour de l’actualité ne connaissent pas de repos.
On pourrait se réjouir de voir le théâtre à l’ancienne –ses rituels, ses horaires, ses costumes et ses univoques partitions- ainsi liquidé.
Le bonheur est mitigé toutefois.
De cette présente polyphonie dans laquelle toutes les voix, celles des sages comme celles des fous, sont en lice pour apporter les nouvelles du monde se dégage une atmosphère de constante fureur.
Et puis il y a autre chose :
ce fait que les nouvelles sont maintenant consommées en cabines individuelles
(ainsi que les chose se déroulent dans les sex-shops)
alors que le théâtre d’avant déployait son récit dans une manière d’espace public bridé et raisonnable à la fois.
.
Le récit polyphonique, lui, est autorisé à s’affranchir de toute décence.
Le vrai y cotoie impunément le mensonge.
Le fantasme y marche main dans la main avec le plausible.
Le feel good le dispute à l’abject.
Les faits avec les vérités alternatives.
Et il n’est pas une voix qui semble plus légitime qu’une autre.
On s’abandonne alors un instant à la nostalgie.
On regrette tel présentateur, telle speakerine (c’est-à-dire, cette personne qui nous parlait)
On pense aussi aux plantes vertes restées dans le vieux théâtre.
On s’interroge enfin sur le destin des cravates.
A se demander si on n’aura pas le même sentiment de spleen
lorsque le flux des crypto-monnaies aura rendu les temples bancaires désuets.
Et le flux des séries condamné à la désaffection les sanctuaires dédiés au cinéma.
Ah les belles bâtisses que c’était, se dira-t-on.
Et puis au moins on savait à qui on avait affaire.